Étranges étrangers - Jacques Prévert
Je devais faire ma note sur le financement du pacte présidentiel mais étant donné que certains font cela très bien [j'espère que t'as été voir Emmy d'ailleurs;)], je vous publie quelque chose qui n'y a rien à voir... :p
C'est mon dernier DS de français (j'aime pas le français d'habitude, mais cette fois, c'est différent, chut, faut pas l'dire!), 2h pour commenter ce très beau texte de Jacques Prévert, Étranges étrangers.
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvés mortes sur pied au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille botte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui donnez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes Incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous mourez.
I) Sur la forme du poème, Jacques Prévert utilise une stylistique originale
A) Étranges étrangers est écrit tel un discours
- tout le poème est fait d'apostrophes et se développe par des groupes de noms étendus (ex: l'apostrophe "Apatrides d'Aubervilliers" est suivie des GN "brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris", "ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied au beau milieu des rues") => le locuteur s'adresse et interpelle directement ses récepteurs, comme dans les litanies religieuses
- Jacques Prévert n'emploie pas un langage poétique mais un langage de "parler populaire", ce qui facilite la compréhension, auquel il attribue une valeur poétique
- des strophes de taille inégale, comptant un nombre différent de vers => on n'accorde pas le même laps de temps à chaque peuple
- une absence de ponctuation => elle oblige ainsi le lecteur à trouver son propre rythme, il possède donc une certaine liberté en opposition aux "étranges étrangers"
- des vers libérés => il n'y a pas de nombre de syllabes défini, donnant ainsi lieu à un ryhtme indéterminé, ce qui montre l'anti-conformisme de Jacques Prévert
- des rimes irrégulières => anti-conformisme
- détermination => Kabyles, Boumians, Apatrides, Tunisiens, Polacks posent les référents particuliers: noms de peuple, statut politique, métiers qui sont repris par le terme d'"Étranges étrangers" qui s'opposent à français
- caractérisation à l'aide d'oxymores "doux petits", "embauchés débauchés", "manœuvres désœuvrés", "expatriés et naturalisés" qui joue morphologiquement et phoniquement sur le rapprochement avec l'adjectif étrange
A) L'auteur fait référence à des faits historiques
- l'utilisation de la forme passive lorsqu'il parle des étrangers => il évoque donc des faits
- le passé colonial de la France: le Maghreb, le Sénégal, l'Indochine sont d'anciennes colonies françaises et Fréjus est un ancien camp d'entraînement pour les sénégalais
- donc étant donné que l'on parle de faits historiques, ce n'est pas un poème à prendre à la légère d'où... ->
- adjectifs qualificatifs pour les étrangers dénotant un rôle extrêmement mauvais pour les français: "esclaves" alors que l'esclavage a été aboli en 1848 ou encore "déportés" sachant qu le poème a été écrit en 1955, soit après les déportations faites sous le Régime Nazi => cette comparaison implique que tout comme le Nazisme, le colonialisme est était une forme de racisme
- des métiers peu valorisants: "quais de Javel", "brûleurs de grandes ordures", "ébouillanteurs de bêtes trouvées", "coordonniers", "jongleurs" => Prévert montre que ces étrangers sont présents et travaillent en France, ils sont donc des immigrés => l'amalgame systématique entre immigré et étranger est dénoncé et de plus, s'ils travaillent, c'est donc qu'ils sont comme les français et acceptent même des emplois loin d'être agréables
- "cobayes des colonies" et évocation des enfants => compassion et indignation face au sort des étrangers
- "pour avoir défendu en souvenir de la vôtre la liberté des autres" => respect et fierté de leurs actes
- "doux petits musiciens", "enfants du Sénégal", "enfants indochinois" => tendresse
- le dernier quatrain appelle à la fraternité: "vous êtes de la ville", "vous êtes de sa vie" => il les considère faisant partis des siens et plus globalement de la vie française
- le titre "Étranges étrangers": au début, on pourrait croire un parallélisme fait entre l'étrangeté des étrangers; ce jeu de mots fondé sur la similitude de sons peut d'ailleurs poser le problème du pourquoi étrange et étrangers sont formés sur la même racine => en réalité, le sens de ce titre est qu'il est étrange que l'on considère comme étrangers tous ces braves gens qui ont servi la France: plein de mystère et d'inconnu se cache derrière ce titre plutôt synthétique